Sur ce qui se passe au coin de la rue...
Voilà une petite dizaine d'années que mon métier consiste à scruter la Chine sous toutes ses coutures, à en suivre les plus grandes tendances sociales et les plus petits soubresauts politiques. J'y ai vécu et voyagé. J'ai beaucoup écrit sur ce pays. Mais j'ai rarement ressenti d'une manière aussi personnelle et avec autant d'émotions les évènements qui s'y déroulent, que depuis un an que je me trouve à Hong Kong avec ma famille.
Cette année j'ai partagé mon temps entre l'analyse de l'actualité chinoise et les promenades en poussette, entre les conférences universitaires et les petits pots bio. Le télescopage permanent des deux univers m'a sans doute fait passer à côté de pas mal de choses, mais il m'a aussi ouvert les yeux sur la dimension la plus humaine des évènements que j'avais sous les yeux.
Au cours de cette année le gouvernement de Xi Jinping à Pékin n'a eu de cesse de montrer un pouvoir fort et intransigeant, en conjonction avec une campagne anti-corruption massive, qui n'est autre qu'une reprise en main du pouvoir par l'équipe restreinte autour du président. Celle-ci se traduit par des arrestations à tous les niveaux de l'administration chinoise, et par des consignes de "sobriété" dans les dépenses d'apparat des fonctionnaires, qui pèsent sur les perspectives de ventes des boutiques de luxe hongkongaises. En parallèle de cette campagne anti-corruption, le pouvoir chinois a mis un point d'honneur à affirmer son statut de grande puissance et a resserré encore son emprise sur de nombreux pans de la société. Les conflits territoriaux ont été ravivés. La censure d'Internet s'est accentuée. Et surtout, de nombreux dissidents ont été arrêtés.
Malheureusement, tout cela n'est pas entièrement nouveau. Cette tendance est claire depuis 2008, année des Jeux Olympiques de Pékin. Mais cette année, j'ai été particulièrement sensible à l'injustice et aux drames personnels qu'engendre l'obsession du pouvoir chinois pour la stabilité politique et le maintien d'une façade "harmonieuse".
En janvier, l'universitaire Xu Zhiyong, fondateur du mouvement des nouveaux citoyens, et connu notamment pour ses actions en faveur de l'éducation des enfants en zones rurales, a été condamné à quatre ans de prison. Quelques jours plus tard naissait sa fille. Le courrier où son épouse lui raconte la détresse de donner naissance à un enfant, seule et avec un père emprisonné, est simplement bouleversant.
Il y a à peine deux semaines, Ilham Tohti, un professeur d'université qui militait pour faire mieux connaître le peuple Ouighour en Chine, a été condamné à la prison à vie et à la confiscation de tous ses biens, pour "séparatisme". En voulant améliorer la compréhension entre les peuples de Chine, son crime était sans doute d'avoir mis un "s" à peuples. Ilham, emprisonné au Xinjiang, est donc séparé de son épouse et de ses deux plus jeunes enfants, qui restent sans ressources à Pékin. Sa fille aînée, qui devait l'accompagner aux Etats-Unis le jour de son arrestation, s'est retrouvée au loin, sans lui, pour une brutale expatriation.
Quelques jours plus tard, sans doute réagissant à cette arrestation, Zeng Jinyan, militante et épouse de Hu Jia, prix Sakharov 2008, emprisonné de 2007 à 2011 et toujours sous surveillance depuis, a publié un témoignage bouleversant sur les conséquences de cette vie sur leur famille et leur fille de six ans. Zeng Jinyan vit aujourd'hui à Hong Kong et doit accepter d'envoyer sa fille en Chine pour des visites à son père dans des lieux tenus secrets, accompagnés de policiers et sous la menace permanente d'une arrestation inopinée. Comment bricoler pour la petite une enfance heureuse dans ces conditions, et surtout comment survivre à l'angoisse de la voir livrée aux mains de ces inconnus?
A Hong Kong aussi, on a pu sentir le durcissement politique au cours de cette année. La presse est libre, mais les triades peuvent parfois se charger d'intimider les critiques. Le 26 février, Kevin Lau était sauvagement poignardé dans la rue, peu après avoir quitté le poste de rédacteur en chef du quotidien Ming Pao. Il a survécu de justesse mais restera toujours handicapé. Pour l'exemple.
Le régime ne punit pas seulement les activistes, mais aussi leur entourage et jusqu'à leurs enfants. C'est sans doute le prix le plus dur à payer. Je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières. Mais je ressens avec une acuité particulière depuis cette année combien il peut coûter, personnellement, humainement et cruellement, de se dresser contre les intérêts du pouvoir politique en Chine.
Et c'est alors que j'étais plongée dans cet état d'esprit lugubre que s'est déclenchée une incroyable et gigantesque mobilisation pour la démocratie, sous mes yeux, à Hong Kong.
Toute l'année, le débat a fait rage autour des modalités de la nomination du chef de l'exécutif de Hong Kong au suffrage universel, qui est promise pour 2017. Le mouvement a été déclenché fin septembre par la publication d'un document de l'Assemblée nationale populaire (Pékin, donc), qui annonçait que seuls deux ou trois candidats, validés par un comité de 1200 personnes essentiellement nommées, et qui sont largement pro-Pékin, seraient soumis au suffrage universel. (voir le schéma qui explique la nomination de l'actuel chef de l'exécutif)
Anticipant une telle proposition qui équivaut à vider de son sens le suffrage universel, des professeurs d'université avaient fondé l'année dernière le mouvement "Occupy Central with Love and Peace" qui menaçait d'occuper le quartier d'affaires de Hong Kong dans un mouvement de désobéissance civile. Au cours de l'année le soutien envers ce mouvement n'était pas massif. L'idée de gêner les affaires n'est pas populaire à Hong Kong, et la notion de désobéissance civile non plus dans un territoire qui se félicite de la discipline de ses citoyens (ici, on fait la queue sagement). Mais un référendum organisé par Occupy Central a surpris au début de l'été en rassemblant près de 800 000 votants (sur une population d'environ 7 millions), sans doute remontés par un "white paper" de Pékin annonçant que la souveraineté de Hong Kong était subordonnée au bon vouloir de la capitale. Mais la vraie surprise est venue cette fois du mouvement étudiant, qui a organisé une semaine de grève à partir du lundi 22 septembre pour protester contre la proposition de Pékin. Après que des étudiants ont voulu accéder au parc attenant aux bâtiments gouvernementaux le vendredi 26, et en ont été empêchés par la police, ils ont envahi les rues environnantes, bloquant ainsi de fait l'une des principales artères de l'île de Hong Kong, à Admiralty. Les choses se sont passées très vite, prenant de court la plupart des acteurs. Ainsi, les dirigeants de Occupy Central ont déclaré dans la nuit du samedi au dimanche que le mouvement avait commencé, rejoignant ainsi un mouvement qu'ils avaient inspiré mais dont ils n'ont pas eu l'initiative véritable (pour une présentation rapide des acteurs, voir ici). Rapidement, des milliers d'étudiants se sont rassemblés sur la bretelle d'autoroute qui longe le siège du gouvernement, puis dans d'autres quartiers commerçants. La police a tenté de les en chasser dans l'après-midi et la soirée du dimanche, par des moyens brutaux. En aspergeant des adolescents de gaz lacrymogènes pendant toute une soirée, chose qui n'avait pas été vue depuis 1967 à Hong Kong, elle n'a fait qu'augmenter l'indignation populaire et renforcer les troupes de manifestants. La police a finalement fait retraite et laisse le sit-in se dérouler pacifiquement. (Pour une analyse complète en français, voir ici)
Depuis, des milliers de jeunes gens campent jour et nuit, brandissant comme emblème les parapluies qui les ont protégés des gaz, du soleil et de la pluie. Ils sont merveilleusement organisés, disciplinés et propres. On les voit recycler leurs ordures, distribuer de la nourriture, appeler au calme à la moindre alarme, réviser leurs cours et même asperger les manifestants avec de l'eau pour les rafraîchir. Ils sont rejoints le midi par les cols blancs des bureaux environnants, et le soir par des commerçants ou salariés qui finissent leur travail. Le matin est clairsemé et endormi sous les parasols, tandis que le soir est fervent et noir de monde. Il a régné tout au long de la semaine une atmosphère joyeuse et bon enfant dans cet espace, à mesure que fleurissaient les banderoles, affichettes et post-its témoignant de la motivation de chacun. A mesure que la semaine avance, c'est devenu un lieu de pèlerinage.
A voir ce rassemblement de jeunes gens déterminés et idéalistes on ne peut s'empêcher de penser au mouvement de Tiananmen en 1989, avec la peur, bien sûr, que le mouvement ne se termine de la même manière, dans le sang. Pourtant la situation n'a rien à voir. Les demandes ne sont pas les mêmes. Hong Kong n'est pas Pékin, et les temps ont changé. Taiwan regarde et ne se verrait pas encouragée à adopter la notion de "un pays, deux systèmes" qui qualifie le statut de Hong Kong si la répression devait prévaloir. Un massacre d'une telle ampleur est hautement improbable.
Mais les voies de sortie sont bien minces. Pékin ne cèdera jamais sur l'essentiel, surtout compte tenu de l'attitude rigide adoptée ces derniers temps, qui est jugée essentielle pour tenir tranquilles les provinces jugées instables. Les étudiants ne cèderont pas non plus. Peuvent-ils faire démissionner le chef de l'exécutif comme un fusible bien commode pour que tout le monde garde la face? Pour l'instant, c'est exclu, mais nous verrons si les positions changent. Pékin joue la montre, en espérant que la population se retournera contre les étudiants. Il est vrai que la population locale grogne de plus en plus et qu'il existe une réelle opposition au mouvement étudiant, notamment du côté des générations plus âgées. Mais les attaques apparemment coordonnées, peut-être via les triades, menées contre les étudiants ces tout derniers jours pourraient renforcer ou radicaliser le mouvement, comme la répression policière du premier jour. Le sentiment d'urgence se fait sentir à mesure que le week-end touche à son terme: il faudrait sortir de là très vite.
Au fond, peu importe l'issue. Lundi dernier, au milieu de la foule avec un ami hongkongais, je ressentais la victoire immense que représentait cette première journée d'occupation de l'espace public. Les lieux débordaient d'émotions. Malgré les menaces et les mises en gardes, le chaos n'avait pas eu lieu. Les étudiants avaient résisté aux assauts policiers et prouvé leur détermination autant que leurs valeurs altruistes. Et ils se sont retrouvés là, le lundi matin, heureux et un peu penauds, découvrant leur existence comme génération, une génération dotée d'une culture civique et déterminée à être représentée et défendue sincèrement par des dirigeants qu'elle aura choisis. Là où leurs parents sont parfois trop effrayés par leur mémoire du 4 juin ou obnubilés par la survie matérielle, ou simplement désillusionnés (comme l'illustre cet émouvant message d'une professeure à ses étudiants), les jeunes hongkongais savent combien il est crucial que leur voix soit entendue, dans un pays où les inégalités sont au plus haut, et ils savent qu'ils seront toujours là en 2047, lorsque les cinquante ans du régime "un pays, deux système" s'achèveront et qu'ils seront livrés pour de bon au régime chinois. Les motivations des manifestants sont politiques, mais elles sont aussi personnelles, intimes. Ils se battent pour leur avenir et celui de leurs enfants.
Les mots d'ordre Occupy Central "with love and peace" peuvent faire sourire. Mais ils sont pris très au sérieux par les participants. C'est un mai 68 pour ces étudiants, peut-être plus qu'un mai 1989. Ils se découvrent une identité politique, encore bien floue certes, mais qui est matérialisée et renforcée cent fois par la présence de tous dans la rue. Et ce n'est pas rien, car il en faut du courage pour affronter un tel pouvoir dans un tel moment. Peu importe au fond que les étudiants se retirent bientôt et quelles concessions ils auront obtenues. Ils se font, à vrai dire, très peu d'illusions sur une victoire à court terme. Mais leur principale victoire est là, dans ces émotions partagées et dans l'affirmation d'une identité trop longtemps niée au sein de cette colonie qu'est Hong Kong. C'est une nouvelle ère qui s'ouvre pour eux.