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Pékinoscope
19 juin 2006

Dans la lune

La vie d'un doctorant ressemble un peu à des montagnes russes. On pourrait se dire, trois ou quatre ans, c'est long, qu'est-ce qu'on doit s'ennuyer. Surtout avec un seul sujet. Déjà que c'était dur quand il fallait y passer cinq heures... Mais là pas du tout au contraire, une thèse c'est l'aventure, c'est plein de rebondissements, de panique et d'euphorie sans cesse renouvelés.

Déjà il faut bien un an pour trouver le sujet... Ce qui donne pas mal de sueurs froides. Toutes les trois semaines à force de lectures on finit par trouver de l'inspiration, on est tout content, on a trouvé le concept, le coeur du problème, l'idée géniale qui va nous faire révolutionner la discipline (il faut toujours être un peu mégalo, sinon à quoi bon). On commence à développer le thème dans sa tête, on y réfléchit, du coup on est un peu rêveur dans tous les dîners, car il y a toujours une partie du cerveau qui explore les moindres les recoins de cette idée révolutionnaire. On en perd la conversation, on se fait rappeler au monde toutes les dix minutes car on prend une fâcheuse tendance à se déconcentrer en toutes circonstances. Ca c'est dans les hauts.

Et puis on en parle à des spécialistes pour avoir des avis, on lit un peu plus sur le sujet. Immanquablement le sujet est déjà traité dix fois, on n'a rien compris, c'est trop vague, et puis bon il faut bien le dire c'est une approche un peu naïve... Alors on panique, on rassemble tous les mots-clés sur une feuille, on a des sueurs froides à se rendre compte que tout ça n'a ni queue ni tête, on lit encore, et finalement on va chez l'ophtalmo, ça sera peut-être un peu moins flou.

Dans ces périodes-là on se dit vraiment qu'on a été trop bête de se lancer là-dedans, qu'on n'y arrivera jamais et que le sujet n'a aucun intérêt. Là aussi on perd l'appétit. Jusqu'à ce qu'à force de brasser tout ça, on ait une nouvelle intuition, l'idée qui change tout, et c'est reparti. Dans tous les cas, on en rêve la nuit, on se relève à trois heures du mat' pour noter deux mots-clés qui pourraient nous échapper, bref c'est un coup à perdre l'équilibre mental. En même temps, si on avait été équilibré mentalement, on ne se serait jamais lancé là-dedans.

A cela il faut ajouter le fait que la thèse en entreprise demande de justifier au quotidien quelles sont les applications pratiques à nos recherches. Qu'à cela ne tienne. Pour une fois qu'on a une chance de servir à quelque chose. Nous on ne rêve que de ça, que nos travaux soient lus et utilisés pour faire avancer le schmilblick. Alors on réfléchit beaucoup à ce qu'on peut faire de tous ces concepts éphémères qui émergent, planent quelque temps dans les airs, et puis souvent tombent en désuétude, quand ils ne s'écrasent pas lamentablement au fond de nos corbeilles. Et on se met à rêver à ce que tout ça pourrait devenir.

Alors on monte des projets complètement incroyables, qui révolutionneront totalement les modes de vie, qui combleront les lacunes de la communication du monde moderne, car nous allons entrer sous peu dans une énième modernité qui sera totalement psychédélique et... Je m'égare. On y croit tellement qu'on en rediscute jusqu'à minuit avec un collègue, qu'on rédige des programmes en pleine ébullition pendant la nuit, et qu'on arrive au matin, crevé, avec un document sans queue ni tête au bureau. Qui a dit que ce n'était pas passionnant la sociologie? Le chef nous regarde en général d'un air perplexe, il nous annonce que ça a déjà été fait un peu partout et que ça a toujours échoué, que d'ailleurs vu les conflits interpersonnels, notre équipe va se faire assassiner par l'équipe voisine, et que de toute façon on n'a pas d'argent. On répond qu'avec nous ce sera différent, c'est nous qui allons phagocyter le voisin, on va trouver des millions qu'on trimballera par valises entières, on est pleins d'initiative quoi!

L'autre jour j'ai rencontré un doctorant comme moi, chinois de son état, et qui va venir travailler avec nous dans l'équipe. Enfin j'espère, car il attend déjà son contrat depuis près de neuf mois. Le type est super passionnant, on a discuté longuement sur son sujet, sur le mien, ainsi que le lien avec le travail collectif des cinq personnes qui constituent cette petite équipe... Mais est-ce qu'on doit considérer que la société chinoise est constituée plutôt de liens horizontaux, ou les liens hiérarchiques sont-ils également importants etc... ? Au bout de deux heures de cet effort intense, les vitres de la salle de réunion étaient pleines de buée, l'atmosphère était viciée, nos visages très rouges, et c'est dans cet état que notre chef nous a trouvés en ouvrant la porte. Il doit vraiment se demander qui lui a fourgué une bande de tarés pareils. Mais si, c'est très intéressant tu vois, nous arrivons à cette problématique passionnante: au tableau, un dessin en forme de soucoupe volante trône au milieu d'une foule de mots gribouillés dans tous les sens, avec des flèches partout, des ratures et des points d'exclamation. Hum.

On s'éclate, quoi.

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S
Finalement, le cerveau d'un instit n'a rien à envier à son camarade doctorant. Il fonctionne de la même façon, toujours en ébullition, surtout quand on ne s'y attend pas. Il peut nous emporter dans un monde parallèle à tous moments. Les autres croient qu'on est là, mais c'est une illusion. Il y a aussi le stress, la fatigue,le patron, les moments difficiles, et les moments où l'on a l'impression d'être le meilleur. Et tout ça dans un rythme acharné.<br /> Mais c'est aussi très passionnant.
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